31 mars 2009

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LA TOUR EIFFEL
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Exposition universelle 1889.
La Tour Eiffel, grande vedette, consacre l'utilisation du fer.


Toi dont la hauteur nous raille,
O tour chère au camelot,
Triomphe de la ferraille,
Gigantesque bibelot !

O tour, colosse en bas âge
Et minuscule géant ;
Magnifique témoignage
De notre propre néant !

O tour, huitième merveille,
Clou de l’Exposition,
O clou ! tu deviens, ma vieille,
Une vraie obsession.

Non, je ne puis pas admettre,
Sous prétexte que tu as
Presque un tiers de kilomètre
Comme les Gargantuas,

Que ta carcasse concentre
Toute notre attention,
Tu n’es pas seule, que diantre !
Dans cette Exposition.


Pour moi, ma guigne est extrême ;
Je ne puis faire, grands dieux !
Un pas autour de moi-même
Sans l’avoir devant mes yeux.

On te reproduit de mille
Manières et cent façons ;
On te peint, te fac-simile
Et l’on te met en chansons,

On te monte en verre à pattes,
Comme en manches de couteaux,
En épingles de cravates ;
On te dévore en gâteaux ;

On te brode sur le linge,
Sur les habits, les mouchoirs,
Sur des derrières de singe,
Voire sur des suspensoirs.

De toi que fait-on encore ?
Cent mille objets superflus ;
Si bien qu’on te voit encore
Alors qu’on ne te voit plus ;

N'est-ce pas de la folie ?
Quand je pense, ô tour rasoir !
Qu’en des pâtes d’Italie
Je t’ai dégustée, hier soir !


Tu me fais, tour inhumaine,
Le sombre effet, tu m’entends,
Du récit de Théramène
Qu’on me dirait tout le temps.


Mon Dieu ! d’art point ne me pique,
Mais tu es fichue, ô tour,
Un peu comme l’as de pique,
Et tu te crois faîte au tour ;

Il te sied bien, pauvre tringle,
De prendre un air triomphant
Avec ta tête… d’épingle,
Tes quatre pieds d’éléphant !

Il faut que tu sois vilaine
D’ailleurs, - je te pince là -
Pour que l’Anglais, ô baleine !
T’admire autant que cela,

Et veuille, le misérable !
Dans sa perfide Albion
Construire une tour semblable
Qui… te damera le pion.


En es-tu pour ça plus calme ?
Un rien t’agite, une main
Te berce comme une palme ;
Le vent te prendra demain.


Parce que, - telle une darte
Paris s’étend à tes pieds
Tu fais la fière ? à Montmartre,
Ces jeux-là sont familiers.


Ah ! l’on peut voir à ton faîte,
Par exemple, et comme il faut,
Qu’on est trois cents fois plus bête
A trois cents mètres de haut
(1) .



Je m’étais bien laissé dire
Qu’avec l’électricité
Le soir on te verrait luire
Sut toute notre cité ;


Que tu serais comme un phare,
Un vrai soleil de midi,
Une sorte de fanfare
Lumineuse : on l’avait dit.


Bah ! tu es encor plus terne,
Le soir, éclairant moins bien
Que fait dans une lanterne
Un modeste étron de chien.



*
* ...*


A part ça dont je t’accuse,
Je ne pense que du bien
De toi, car ta belle excuse
Est de n’être bonne à rien.

Ah, si ! pardon, je me trompe ;
Je me trompe d’éléphant,
D’éléphant avec sa trompe :
En attendant, grand géant !



Que tu tombes en miettes
Aux pieds de Monsieur Eiffel,
Tu sers de petites chiettes
Aux jolis oiseaux du ciel !



RAOUL PONCHON
le Courrier Français
01 septembre 1889


(1) On sait que le Figaro de la tour met un registre à la disposition des visiteurs, afin de collectionner des niaiseries.
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