8 oct. 2007

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Baiserai-je, Papa ?
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Rome, 10 janvier 1888

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Chargé par mon gouvernement
D’aller porter au pape, à Rome,
Un présent plus un compliment,
Rapport à son Jubilement,
Je m’y rendis comme un seul homme
Et j’en reviens en ce moment.
Le présent, naturellement,
Ne sortait pas de chez l’orfèvre
Plus que le petit boniment,
Car c’ était un vase de Sèvre
- Pas le compliment, le présent. -
Mon Dieu, vous connaissez tous Rome
Puisque tout chemin y conduit :
C’est une ville qu’on renomme ;
Donnons-lui bien vite la pomme,
Et parlons du Pape aujourd’hui,
Car, à vrai dire, c’est pour lui
Que je viens en cette Italie
Remplir le devoir qui me lie.
Donc, à peine eus-je reniflé
Cette terre de Jubilé
Que d’abord je me mis en quête
D’un lit où reposer ma tête,
Qu fût proche de Saint-Pierre où
Le Pape, selon sa promesse
Devait dire, au matin, Sa messe.

Folle chimère ! Rêve fou !
Tout est pris depuis six semaines
Par des milliers d'énergumènes :
Voilà ce que j'appelle un four.
Or, comme rien ne m'embarasse
Je m'endors au sein d'une place
Et je m'éveille au petit jour.
Parbleu, chacun aura son tour :
Je m'enfourne avant tout le monde
Dans la basilique profonde,
Je me fais l'ami du bedeau
Au moyen d'un petit cadeau ;
Il m'indique au fond de l'église
Un coin où ma personne assise
Pourra tout voir et tout ouïr.
Vous pensez si je dus jouir !
Toujours flanqué de ma valise
Je m'y transporte incontinent,
Et là, j'attends que l'heure sonne
De voir le Saint-Père en personne,
J'atttendis cinq heures durant.


L'église est pleine maintenant :
Tout à coup un bruit de trompette
Eclate comme une tempête.
" Par Saturne ! quel est ce bruit ? "
Serait-ce le Pape ? oui ! c'est lui !
Il succombe sous une mître
Qui doit cuber un hectolitre ;
Et le tout ensemble est porté
Par six gaillards plein de santé.
Alors une mer se déroule
- Qui vous aveugle et qui vous soûle -
De prélats de toutes couleurs :
Que c'est comme un bouquet de fleurs !
Rouges cardinaux, archevêques
Cramoisis, violets évêques,
C'est un mélange fabuleux ;
De moines gris, de moines bleus,
D'autres, cuisse de nymphe émue ;
Cette foule à peine remue,
Tant elle marche lentement.
Je vois encor distinctement
Des maîtres de Cérémonies,
Des Patriarches d'Arménies,
Des Bienheureux, voire des Saints
Futurs, qui viennent en voisins ;
Des Camériers ordinaires
Et des Clers extraordinaires.
Avocats consistoriaux
Et Pontifes Orientaux
Vénérables, Protonotaires,
D'aucuns qui ne sont pas d'ici
Et d'autres, étrangers aussi :
Abbés mitrés et Caudataires,
Capucins et Flabellifères,
Gardes Nobles, Gonfaloniers,
J'en passe et pas des tout derniers ;
Les Généraux des divers Ordres
Complétaient ces dinvins désordres.
Nom d'un chien ! j'allais oublier
De citer le Grand Moutardier !


Cette procession immense,
Que du haut du Ciel Dieu bénit,
On sait bien quand elle commence,
Mais jamais quand elle finit :
" C'est comm' les cheveux d'ma Léonore,
Quand y en a plus, y en a encore. "
Les mots ici sont superflus :
Bientôt même je ne vois plus
Que crosses, que mîtres, que palmes,
Fouillis d'où s'élèvent des psalmes ;
Que chasubles qui ne sont qu'or,
Que chapes plus riches encor
Ruisselantes de pierreries
Comme en Floréal les prairies.
L'orgue, dans les cintres, rugit,
Flûte, violonne mugit
Cependant que l'écho répète
Le cri strident de la trompette.
Le moment devient solennel :
Sa Sainteté monte à l'autel ;
Nous n'ignorez pas que l'Apôtre
Dit la messe tout comme un autre ;
Il doit même la dire mieux,
Etant assurément très vieux.
En somme, lecteur, tu te doutes
Que sa messe était comme toutes
Les messes. Car, en vérité
Il n'en tire pas vanité.

Mais voici, contre mon attente
Que j'entends la voix de ma tante.
On me dit : Ce sont des castrats.
De stupeur en tombent mes bras ;
Je les ramasse, et puis j'écoute
Le chant qui monte sous la voûte,
Chant très doux, suave, argentin,
Qui me semblait être châtain,
Et me remettait en mémoire
Une très déplorable histoire.
(Vous savez, les castrats sont des
Garçons à qui l'on coupe les
Relations avec les femmes.
Ah ! ce sont de bien pauvres âmes !)
Bref, quoi qu'il en soit de ce chant
Je n'en sais pas de plus touchant.


Une fois la messe finie,
Car, comme dit ma Virginie -
Une messe finit toujours,
C'est comme le temps des amours ;
Et la meilleure est la plus courte ;
Le Pape coiffé de sa tourte
A trois ponts, d'un geste de velours,
A notre foule colossale
Donne la bénédiction
De sa dextre pontificale ;
Je baisse avec émotion
Ma misérable tête chauve,
Et je dis tout bas : Dieu me sauve !
La basilique en ce moment
Est d'un tel silence imprégnée
Qu'on entend filer l'araignée.
Mais voici le couronnement :
Quittant alors la Sainte Table,
Le Pape vint poser son râble
Trois fois sacré, turellement,
Dedans un fauteuil chrysogomphe ;
Et l'oeil envahi de triomphe,
Il invite le populo
A baiser sa sainte Pantouffle ;
Chacun vint retenant son souffle,
Cent cinquante mille, en bas mot,
Sans compter maint et maint marmot ;
Tant qu'à la fin, la chose est sûre,
Il n'avait plus qu'une chaussure.
Cet exercice me frappa
Je dis : Baiserai-je papa ?...
Et je baisai tout comme un autre
La mule du terrible apôtre,
Tout en murmurant : Sabaoth
O Souverain Seigneur, du haut
Du Ciel, ta demeure dernière,
Ecoute mon humble prière :

Permets-moi d'avoir toujours soif
Ainsi que mon ami Lasoiff.


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
15 janvier 1888






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