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LA GUERRE EN MANCHETTES
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Lassés de littérature Comme de tout autre ordure,
Les directeurs de journaux
Aujourd’hui ne songent guères
Qu’à trafiquer sur les guerres
Aux quatre points cardinaux.
Dès qu’une guerre menace
Quelque part d’un œil tenace
Ils explorent le terrain
Supputent les reportages,
Les colonnes et les pages
Qu’il leur faudra mettre en train.
Ils trouvent, à l’ordinaire,
Trop longs les préliminaires :
Ah ! s’ils avaient le pouvoir
De la déclarer eux-mêmes ;
Comme morue en carême,
Vous verriez les coups pleuvoir !
Enfin, elle est déclarée.
On se bat vers la Corée…
Très loin?… ça se trouve ainsi.
O joie ! ô bonheur ! ô veine !
Pour leurs lecteurs quelle aubaine,
Qui vont la suivre d’ici !
On se tue, on s’estropie,
Cela fait de la copie.
Ils connaissent les instincts,
Du public, par le Déluge,
Ces abstracteurs de grabuge,
Donc, point de rapports succincts.
« Des détails à fendre l’âme
Que nous envoient de ce drame
Nos envoyés spéciaux.
Dans l’horrible jetons l’ancre.
Soignons nos lecteurs ; que l’encre,
Comme le sang, coule à « siaux » !
« Des massacres, mitraillades,
De bonnes capilotades ;
Mettons à feu l’Orient.
Surtout, point de référence
Pour l’une ou l’autre puissance.
On y perdrait des clients. »
Le journal que tu achètes
Sur la foi de ses « manchettes »
Doit tenir ce qu’il promet ?…
Que cela ne t ‘embarrasse :
Sois tranquille il ne s’en passe
Le quart de ce qu’il te met.
Il ne s’inquiète guère
D’en dire plus sur la guerre
Qu’il n’y en a .
Quoi ça fait ?
N’est-il pas - quand l’épisode
Se fait rare - plus commode
De l’inventer en effet ?
Le lendemain, ô merveille !
Ce qu'il t'apprenait la veille
Il va te le démentir;
C'est toujours de la copie
Un bavardage de pie
Qui ne peut se ralentir...
Que dis-je ?
Qui ne doit même pas
Car pour lui, le seul problème
Est - chaque jour que Dieu fait,
De te tenir en haleine
Jusqu’à la guerre prochaine,
Après la future paix.
Aujourd'hui c'est une ordure
Que toute littérature
Pour les marchands de « papiers »,
Mais la guerre !… à la bonne heure
On y peut faire son beurre
Et, sans trop s’estropier…
RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
03 avril 1904
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