12 oct. 2007

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LA PIPE
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A Raoul Ponchon


Fumer, est-ce mal, est-ce bien ?
Je prends ma pipe, je l'allume,
Et je fume,
Avec l'âpre plaisir que donne un culte ancien.


Je voudrais un fourneau vaste comme une cuve...
- On rêve toujours mieux qu'on n'a ; -
A ma lèvre, il faudrait l'Etna,
Le Vésuve !

J'espère que dans sa bonté,
Près de lui Dieu voudra permettre
A tout être
De se payer là-haut l'instrument enchanté ;


A moins que les élus n'aient pour pipe commune
Quelque soleil discrédité,
Ou tel cratère culotté
De la lune.

Aucun voyageur n'a trouvé
D'animaux fumant sur terre :
La Chimère
Seule fumait, dit-on, mais ce n'est pas prouvé.


Les dieux n'ont pas connu ce passe-temps suprême,
Et le Cyclope eût mis à sac
Le ciel, sans trouver de tabac,
L'enfer même.


Seule la noble humanité,
Et c'est son éternelle gloire
Dans l'histoire,
De la pipe à compris toute la majesté.

Avec la passion d'un royal omnivore,
L'homme s'endort en savourant
Le nuage qui, transparent,
Se colore.


Il s'enveloppe, radieux,
Quand cela lui plaît, de longs voiles
Pleins d'étoiles,
Et sent entre ses dents passer l'azur des cieux.

Au milieu de la foule il marche en solitaire...
Bientôt se dissipent tous bruits ;
C'est la sérénité des nuits,
Le mystère.


Pendant ce temps, le long tuyau
A la lèvre tiède en silence
Se balance
Branche où se poserait sans péril un oiseau ;

Canal par où l'essaim des flottantes pensées
Va brûler ses ailes au feu,
Sous un large tourbillon bleu
De nuées...


Et lorsque tout redevient clair,
Comme en une mer sans rivage
L'âme nage
Dans le calme absolu de l'impassible éther (1).




EMILE DITIERS

le Courrier Français
fév. 1892



(1) ce dernier vers est dédié à Leconte de Lisle.

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