11 oct. 2007

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LETTRE D’UN IRLANDAIS
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Chère maman,, je prends la plume
- Tout ce qui me reste sur moi -
Pour te dire que je consume
Ma vie absurde loin de toi.

Comme je maudis cette guerre
Pour laquelle j’ai signé mon
Engagement involontaire,
Œuvre exécrable d’ un démon !

L’affreux sergent qui vous recrute,
Tu le sais, me dit : « Le Transvaal,
Tu peux le prendre, pauvre brute,
En laissant brouter ton cheval.

Les Boers sont un peuple sauvage
Avec des barbes de sapeur ;
Si tu fais un peu de tapage,
Ils s’évanouiront de peur.

Tu deviendras puissamment riche, »
Me dit-il aussi - qué marché !
Hélas ! Mon prêt, pauvre godiche,
Je ne l’ai pas encor touché.


Et voilà dix mois que ça dure,
Dix mois, loin de la verte Erinn,
Que je fais dodo sur la dure,
Sur l’air du « God save the Queen » !

Si tu le voyais à cette heure,
Ton enfant te ferait pitié ;
J’ai perdu vingt kilos de beurre,
Et diminué de moitié.

Ce pays est épouvantable ;
Le jour, dans ce sacré Transvaal,
Il fait une chaleur du diable,
Et la nuit, c’est un froid lupal.

C’est aussi le pays des fièvres ;
Les pestes et les choléras
Y galopent comme des lièvres
Et vous rongent comme des rats.

Aucun « home », aucun confortable,
Crois-moi, maman, c’est positif,
Nous n’avons même pas de table,
Avec de l’ale et du rosbif.

Depuis plusieurs mois, nous vécûmes
De fruits âpres et décevants,
Et de ratatinés légumes
Qui nous fichent à tous les vents.


Nous n’avons plus de marmelade.
Hier, on nous a distribué
Une brique par escouade
Sur laquelle l’on s’est rué.

Et tu peux dire à ma Tototte,
Si jalouse de mon exil,
Que je n’ai qu’une Hottentote
A m’appuyer sur le nombril.

Oh ! je veux bien être stoïque
Et refréner mes passions,
Mais ne saurais être héroïque
En de telles conditions.

D’ailleurs, nos chefs sont imbéciles,
Depuis ce Baderne-Powel
Jusqu’à notre vieux Bob fossile ;
Je ne t’apprends rien de nouvel.


Les Boers, eux, sont insaisissables ;
Dewet est un diable, je crois ;
Il vous filtre comme du sable
Que l’on croit tenir dans ses doigts.

Nous l’avons toujours à nos trousses
Malgré que nous le poursuivions ;
Avec trois soldats, dans les brousses,
Il vous fait quatre légions.

Pourtant, hier, jour de grande bataille
Nous lui fîmes cent prisonniers
Qui ne veulent pas, les canailles,
Nous renvoyer dans nos foyers…


RAOUL PONCHON

Le Journal
27 août 1900



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