14 sept. 2007

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Lui

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I

Toujours lui ! Lui partout ! – Chevelue ou rasée
Sa tête constamment habite ma pensée.
Il met entre mes doigts la lyre d’Apollon.
Voilà que pour chanter ce nouveau Télémaque
(Que si je chante mal, nul ne s’en estomaque)
Je me sens peu à peu devenir Fénelon.

Oui, je le vois, ayant, dès l’âge le plus tendre
Une imagination qu’on a peine à comprendre ;
Rêvant de tout changer sous le clair firmament ;
Voulant, ingénieur qu’aucun rêve ne lasse,
Mettre, entre autres projets, les terres à la place
Des mers, et réciproquement.

Puis, fauve entrepreneur, de cinq Instituts membre,
Dirigeant cent travaux sans sortir de sa chambre ;
Promettant la fortune avec la gloire au bout ;
Faisant signe aux gogos qui vomissent des sommes :
D’un geste à peine écrit outillant cent mille hommes,
Lesquels bousculent tout, cassent tout, percent tout.

Puis consul à Tunis, puis consul en Egypte
Où maint Rhamsès Le Grand s’émiette dans sa crypte ;
Plus tard ambassadeur décoré jusqu’aux bords,
Publiant, entre temps, je n’en fais pas mystère,
Sur cent sociétés dont il est secrétaire
Un nombre infini de rapports.

Qu’il est grand ! Il grandit d’un mètre par seconde.
Va-t-il pas se trouver à l’étroit dans le monde ?
Sera-t-il pas bientôt, disent les médisants,
Presque aussi long que le récit de Théramène ?
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A coup sûr. Et voyez l’étrange phénomène :
Il crève de jeunesse à soixante-quinze ans.

Qu’ il est grand ! Et, qui sait ? Il grandira peut-être
Longtemps encore, et nous ne saurons où le mettre ;
Cependant il n’est pas Espagnol, tant s’en faut :
Il est le grand Français ; il veut bien pour la forme
Ne pas trop affecter d’être un Français énorme,
Mais enfin il sait ce qu’il vaut.
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II
A Rome, où se fait vieux le pape Léon treize,
A Meudon, où l’on va, l’été, cueillir la fraise,
Au pays qu’illustra le grand Montézuma
Il est partout, et comme il faut toujours qu’il bouge,
A peine a-t-il assez tracassé la mer Rouge
Que déjà le grand homme attaque Panama.

On l’a toujours connu ruisselant d’inouïsme,
Désirant que la terre entière soit un isthme :
Rêve comme en font seuls les massifs éléphants.
Ah ! dites-moi, Seigneur, dites, car je l’ignore
Comment ce travailleur forcené trouve encore
Le temps de faire des enfants ?

Le Larousse a déjà raconté son histoire ;
Les journaux, chaque jour, sont suants de sa gloire,
Et tartinent son nom des Indes jusqu’au Pecq.
Jamais on n’a vu d’homme aussi considérable.
Si je cherche quelqu’un qui lui soit comparable,
Franchement je ne vois que l’illustre Sapeck.

Dans un sleeping moins prompt que l’humaine pensée
De notre Rhin parfois il fait la traversée :
Il va tout simplement chez ces bons Allemands ;
Il est très bien reçu par le vieux patriarche,
Et puis, quand il revient tout fier de sa démarche,
Il dit : « Ces messieurs sont charmants ;

« Quand je fus dans Berlin, laissant là leur choucroute,
« Soldats, femmes, enfants sont venus sur ma route ;
« Ils m’ont criblé de fleurs, en criant : Le Foilà !
« Il fient, le crand Vranzais ! Z’est Tieu qui nus l’enfoie ;
« Il taigne en ze peau chur nus vaire zette choïe :
« Allons fite entosser nos hapits de cala. »
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III

Son nom ! le nom le plus important du langage :
Le flot le dit au flot, le nuage au nuage,
Car prononcer ce nom, c’est la félicité.
L’atome le fredonne, et le chantent les nombres,
L’écho même le dit au fond des forêts sombres
Avant d’être sollicité.

Tout répète ce nom. Quoi, vraiment ? Tout, vous dis-je.
En vérité, cela tient du prodige.
Ainsi quand un oiseau veut avoir du succès
Que siffle-t-il ? Lesseps. Et le vent, je vous prie ?
Lesseps. Toujours Lesseps. C’est lui notre patrie ;
Allons petits Français, vive le grand Français !
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Tu domines le monde, ange ou dieu, que m’importe !
Si tu n’es pas un dieu, que le diable t’emporte.
En tout cas, je te crois plus qu’un homme, parbleu :
Car tandis que tes pieds s’attardent sur la terre
Encombrant de ton corps l’espace solitaire,
Ta tête cogne le ciel bleu.

Ainsi, qu’un Anglais aille escalader la Suisse,
Sans parvenir jamais à fatiguer sa cuisse ;
Qu’il aille, pris de spleen, se jeter dans un puits ;
Qu’il habite, l’hiver, ses châteaux en Espagne ;
Qu’on l’envoie à Chaillot, l’emmène à la campagne ;
Qu’il aille voir, s’il veut, au Pérou si j’y suis.

Qu’il aille au pôle Nord ou dans la mer Caspiane,
Et qu’il attrape un peu partout la castapiane ;
Qu’il aille sous le dôme où dort Napoléon ;
Dans le pays qui mouille ou le pays qui tremble
Ou dans celui plutôt qui fait les deux ensemble ;
Qu’il s’égare dans l’Odéon ;

Qu’il prenne ses quartiers d’hiver à Pampelune ;
Qu’il descende aux enfers, ou monte dans la lune ;
Qu’il soit toujours sorti, qu’il reste à la maison ;
Qu’il aille canoter dessus le Brahmapoutre ;
Toujours, qu’il aille au diable, ou bien se faire foutre,
Il voit le grand Français, debout sur l’horizon.


Raoul Ponchon
le Courrier Français
27 mars 1887

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