14 sept. 2007

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LE VERRE D’EAU DE VIE

Certain vieillard, fou de lésine,
Bien qu’ayant des écus de poids,
N’allumait son feu qu’une fois
Par semaine, et pour sa cuisine,
Afin d’épargner le charbon.
Sa cuisine ! Le vieux barbon
Nommait ainsi, sans plus de honte,
On ne sait quels laissés pour compte
Des plus sordides restaurants
A vingt-neuf sous – mettons deux francs –
A faire reculer le diable,
Desquels il vous ratatouillait
Une manière de brouet,
Une mixture abominable.


Le premier jour encore ç’allait.
Voire même il s’en régalait.
Le second aussi. Le troisième,
Dame ! il n’en était plus de même.
Quant aux autres n’en parlons pas.

Mais un jour, devant son rata
- Soit le dernier de la semaine –
Son estomac se révolta,
Il crut bien crever à la peine,
Son atroce et puant rata
Etant encore, je présume,
Plus infâme que de coutume.
Qu’allait faire notre grigou ?...
Jeûner ? Jeter tout à l’égout ?...
Non, il ne s’en souciait mie.
Il eut un éclair de génie.
Les avares, dans ce cas-là,
Ont une ressource infinie.
Voici ce qu’il fit. Il alla
Délibérément à sa cave,
Y prit un armagnac suave
Et s’en versa, haut comme ça,
Dans un dé, puis il s’adressa
Ce petit discours à lui-même :
« Regarde, ce joli cognac.
Tu sais qu’il n’est pas dans un sac,
Qu’il vaut à lui seul un poème.
Déjà tu salives…Eh bien !
Si tu manges ta bonne soupe,
Ta bonne petite sousoupe,
Et cela sans en laisser rien,
Tu boiras cet énorme verre
D’eau-de-vie. Ah ! ah ! mon gaillard,
C’est la grande noce, j’espère ! »
Là-dessus, le hideux vieillard
Finit par céder, moins rebelle,
Et paracheva sa « poubelle »
Autant dire, non toutefois
Sans haut-le-cœur et sans nausées,
Sans d’intolérables renvois
De ses entrailles abusées.
Mais aussi, pensez donc, la faim,
L’espoir d’un petit verre, enfin…
Le poussant aussi quelque diable,
Comme dit l’âne de la fable.
Tant et si bien qu’il s’entêta
Qu’il vint à bout de son rata.
Il allait donc, brûlant de fièvre,
Porter le cognac à ses lèvres,
Quand aussitôt se ravisant :
« A quoi bon, dit-il, à présent ?
Qu’est-ce que tu voulais, en somme ?
Finir ton repas, mon bonhomme.
Tu l’as fini, vilain têtu.
Je te demande un peu, qu’as-tu
A faire de cette eau-de-vie ?
Sache surmonter ton envie.
Ce sera pour une autre fois. »


Et de ses rétractiles doigts,
Il reversa dans la bouteille
La divine liqueur vermeille.



Raoul Ponchon


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