13 mai 2009

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BUCOLIQUE
TITYRE - TUTPATU - PALEMON
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(La scène se passe dans un paysage charmant)
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TITYRE
M’étant soûlé comme trois Polinois
Je crois que ce matin j’ai la gueule de bois.

TUPATU
Quelle cuite ! Mon cher Tityre, quelle cuite !
Va, ta gueule de bois est sœur de ma pituite.

TITYRE

Je veux dorénavant ne boire que de l’eau ;
Si je bois autre chose appelle-moi salaud.

TUPATU
Si je bois autre chose, ami, que cette eau neutre,
Déclare hardiment que je ne suis qu’un pleutre.

TITYRE
Je n’y manquerai pas.

TUPATU
Compte sur moi, l’ami.

TITYRE

Ah ! ce vin que j’ai bu n’était pas endormi,
Tupatu, mais vivant comme au lit mon Hélène,
J’en ai donc bu toute la nuit à perdre haleine.
Je l’ai même bu deux fois ; car, vois ce que c’est ;
Je le trouvai buvable alors qu’il repassait ;
Mais puisque désormais n’en auront plus mes lèvres,
N’y pensons plus, hélas ! Allons, houste, mes chèvres.


TUPATU
Tu rénoves, mon cher Tityre, ma douleur
Ne plus boire de vin me semble un grand malheur ;
Pourtant, quand je suis ivre, à l’instar d’une brute,
J’essaye vainement de chanter, je quirrute.
Mais à propos de chant, sache que ce toqué
De Damétas, sur la lyre m’a provoqué.
Moi, le roi des lyreurs, lui, sybarite des bélîtres
Je bus, à sa santé, de si copieux litres,
Qu’en revenant chez moi j’ai du payer l’octroi,
… Mais toi-même, aujourd’hui, l’emporterais sur moi.



TITYRE

Tu me la bailles belle, avec ta voix de tante !
Moi, - ma prétention n’est pas exorbitante -
Je te veux battre sur la lyre, avant demain ;
Et même, tu pourras m’attacher une main.

TUPATU
Tu veux rire, l’ami ; tu sais bien, par Hercule !
Que tu chantes comme une armoire qu’on recule.

TITYRE

Quand je chante, mon cher, tous les oiseaux des bois
Paraissent avoir des extinctions de Voix.

TUPATU
Puisqu’il en est ainsi, malgré ma laryngite
Je vais porter remède à l’orgueil qui t’agite.
Chantons. Je te parie onze litres de vin
(Pour faire un compte rond) que ton talent est vain.

TITYRE
J’accepte. Mais dis-moi, qui sera notre juge ?

TUPATU
Je crois que Palémon est notre seul refuge.
Mais le voici qui vient tout à fait par hasard
Plus alerte, malgré ses cents ans, que Nisard.

PALEMON
A quoi, mes chers enfants, puis-je vous être utile ?
Vous raffûtez encor pour quelque objet futile ?

TITYRE
Non. Voilà ce que c’est, Tupatu, que voici,
En sa présomption de bourgeois de Poissy
Prétend de l’art du chant me disputer la palme.


TUPATU
Certes, je le prétends.

PALEMON

Allons, messieurs, du calme.
Reposez-vous sur moi du soin de décider
Lequel chante le mieux. D’ailleurs, sans plus tarder
Tityre, prends ton luth, n’attends pas trois semaines.
Et toi, Tupatu, tu répondras. Les
Camènes
Aiment bien que l’on chante alternativement.

TITYRE

Quand le monde en était à son commencement…

PALEMON

Ne pourrais-tu passer tout de suite au déluge ?
Ou même le passer tout à fait ?

TITYRE

................................Si, mon juge.
Dieu donc, un jour de joie et d’inspiration
Fit cette œuvre d’amour et de perfection,
Hélène, ma maîtresse, une femme si belle
Que le reste semblait ignoble devant elle.

PALEMON
Rien de plus important ne s’est-il donc passé ?

TITYRE

Rien. N’interrompez pas, ô vieillard insensé.
Dieu créa mon Hélène… et moi pour la séduire…

TUPATU
Parbleu, je la connais mieux que toi, cher Tityre.

TITYRE
Puis, il prit son repos après ce grand effort.
Il doit reposer encor, s’il n’est pas mort.

TUPATU
On croit à tort que Dieu fit la Sorbonne ;
Il fit le Vin, et vit que son œuvre était bonne.
Puis il resta comme un canon sur son affût.
Il fit le Vin, Tityre, et la lumière fut.
Il ne s’agit donc pas d’Hélène, la traînasse.
Pendant longtemps la mer fut une ample vinasse
Et le Père Éternel, ma vieille, se grisait
Comme n’importe qui, chaque jour qu’
IL faisait.


TITYRE

Mon Hélène est pareille au lys pur de collines
Que le Soleil revêt de teintes corallines.

TUPATU

N’aimant pas boire seul, alors Dieu me créa :
Aussi depuis ce temps le vin s’en va, s’en va !

TITYRE

Rien n’est beau que de voir sa bouche entr’ouverte
Son sourire agaçant comme une pomme verte.

TUPATU

Le Vin ! On ne saurait jamais trop le vanter,
Bien avant le Seigneur j’aurais dû l’inventer.

TITYRE

Hélène, de ce nom la musique est si tendre
Que je vais le disant sans cesse pour l’entendre.

TUPATU

En Chine ils n’en ont pas. Ce sont de pauvres gens
Qui dans un autre monde auront été méchants.

TITYRE

Après un court baiser elle fuit vers les saules,
Non sans me laisser voir un coin de ses épaules.


TUPATU
Quand la fleur de la vigne embauma le coteau
J’ai soif à l’instant même et titube aussitôt


TITYRE
Si je prête l’oreille à son parler frivole
Mes résolutions s’en vont à la cancole.

TUPATU
Vénus, ô volupté des hommes et des dieux
Le vin qui coule en toi fait ton sang radieux.


TITYRE
Hélène, tu me tiens par d’invisibles cordes
Dans ce doux paradis d’amour que tu m’accordes.


TUPATU
Les’chands de vin ! Métier stupide que le leur !
Que peuvent-ils, dis-moi,s’acheter de meilleur !



TITYRE
Tu retombes toujours dans ton ivrognerie,
Tupatu ; ton serment, qu’en fais-tu, je te prie ?


TUPATU
C’est bon. Va chevaucher ta paillasse à soldats,
Qui remonte - on veut croire - aux antiques Vedas.


PALEMON
De grâce, arrêtez-vous. Je vois à cette épreuve
Que vous avez appris sous monsieur Sainte-Beuve.
Et véritablement, je veux être cocu
Si vous ne chantez pas tous deux comme mon cu.
Ni l’un ni l’autre ne méritez la victoire ;
Je crois que pour l’instant le mieux est d’aller boire.
Nos misérables voix m’ont à moitié fourbu.
Fermez la source, enfants, les prés ont assez bu.

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RAOUL
PONCHON
le Courrier Français
09 oct. 1887
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